CHAPITRE V

Le transmine dévalait en hurlant les pentes vertigineuses des galeries. Il traînait trente-cinq wagons, dont trente-trois transportaient les deux mille conteneurs destinés à recueillir les deux cents tonnes de minerai pulvérisé. Les extratrieuses, les batteries, les bouteilles d’oxygène, les abris du camp de base avaient été entassés avec les caisses de vivres et les réservoirs d’eau potable dans un véhicule hermétique et blindé.

Les six passagers s’étaient équipés de leur scaphandre et de leur attirail respiratoire avant d’embarquer. Regroupés dans le wagon qui suivait immédiatement la motrice, maintenus par les sangles de leur harnais de sécurité, ils n’avaient pas encore enfoncé les embouts des tubes dans leurs narines, mais l’étau qui resserrait ses mâchoires autour de leur poitrine au fur et à mesure qu’ils descendaient dans le sous-sol stegmonite leur indiquait que la température augmentait, que l’air se raréfiait, qu’ils devraient bientôt se résoudre à respirer l’oxygène de leurs bouteilles.

Les yeux de Damyane Lolzinn venaient sans cesse se poser sur Le Vioter, assis à ses côtés, comme si, sachant que le regard serait dorénavant leur principal moyen de communication, elle s’assurait de la complicité tacite de son partenaire. Il lisait à la fois de l’appréhension et de la perplexité dans ces papillons silencieux qui s’affolaient derrière le hublot du scaphandre. L’éclairage du wagon, probablement généré par un alternateur couplé aux turbines, gagnait en intensité lorsque le transmine dévalait les pentes abruptes, faiblissait au franchissement des passages plats ou légèrement montants. Il révélait des parois et des voûtes étayées à intervalles réguliers par des chevrons de métal, des éclats menaçants de roche veinée de rouge ou de noir, des monticules de pierres dressés comme des mausolées sur les bas-côtés, des motrices abandonnées sur des voies parallèles. Les amoncellements de caisses de matériel ou de vivres devant les bouches étroites et rondes des galeries témoignaient de la hâte avec laquelle les exploitations avaient été abandonnées. La réquisition militaire du site de Tarphagène avait visiblement pris de court les compagnies minières.

L’épaisseur des matériaux générait une isolation phonique qui n’empêchait pas le grondement du moteur, amplifié par l’étroitesse des galeries, d’agresser les tympans des passagers. La brutalité des secousses leur faisait regretter d’avoir avalé un repas avant de partir.

Omjé Yumbalé s’était installée en face de Damyane Lolzinn et de Rohel. Les frères Luan et Japh F-Dorem, disséminés sur trois des vingt autres banquettes, lançaient de temps à autre un regard inquiet à la Nigarounienne, la seule de l’équipe qui fût déjà descendue dans les mines stegmonites et dont le calme s’apparentait à la vision d’un flot au milieu d’une mer démontée.

Le transmine empruntait des boyaux de plus en plus étroits. Les flancs et le toit du wagon, plus volumineux que la motrice, frôlaient les aspérités et les chevrons de manière alarmante. À chaque virage, à chaque accélération, les muscles des passagers se contractaient dans l’attente de la collision, mais seuls de menus éclats de roche et de terre, arrachés par les cornières supérieures, crissaient sur les vitres et les cloisons. Les pentes se faisaient presque verticales, au point que Le Vioter craignait à tout moment que le train ne s’arrache de son rail et ne s’écrase sur une paroi. Tendues à rompre, les sangles de sécurité lui meurtrissaient à chaque secousse les épaules, les hanches, les cuisses. Les chocs étaient parfois tellement violents qu’il croyait ses clavicules brisées comme du bois mort. Il avait l’impression que tous ses organes s’étaient logés dans sa poitrine, que tout le poids de son corps s’était déporté vers son crâne. Les muscles de son cou tentaient de compenser ce transfert brutal de son centre de gravité, mais il rencontrait des difficultés grandissantes à maîtriser les mouvements de sa tête et son occiput heurtait durement les lattes de bois du dossier. Il lui semblait de nouveau subir les effets de la pesanteur de Stegmon.

Il se rendit compte que Damyane Lolzinn avait perdu connaissance. Il ne distinguait plus le blanc de ses yeux derrière le hublot de son scaphandre et elle ballottait dans le lacis de ses sangles comme un pantin désarticulé, une posture d’autant plus alarmante que la vitesse du transmine s’accentuait encore, qu’elle n’avait plus la possibilité d’anticiper et d’amortir la violence des coups. Il voulut débloquer la boucle de son propre harnais pour lui venir en aide, mais un regard impérieux d’Omjé Yumbalé le ramena à la raison. Se détacher maintenant, c’était aller au-devant d’une mort certaine, car les trépidations et la vitesse du transmine le déséquilibreraient, le précipiteraient sur les cloisons, sur les vitres, sur les banquettes, éclateraient ses bouteilles d’oxygène, son scaphandre, lui briseraient les membres et les vertèbres. Il lui fallait d’abord songer à sa sécurité, à sa survie, aux Garloups, à Saphyr. Il était le dernier maillon de la chaîne humaine, il n’avait pas le droit de céder à l’impulsion qui le poussait à secourir la jeune femme complètement disloquée.

Il mordit sans même s’en rendre compte l’embout buccal de son masque respiratoire. Les extrémités biseautées des tubes vinrent automatiquement s’enfoncer dans ses narines. La pression soutenue de ses dents sur l’appendice buccal, un objet semi-circulaire fabriqué dans une matière à la fois souple et résistante, ouvrit les deux valves de sécurité et déclencha l’afflux d’oxygène. Un deuxième serrage pouvait le transformer en tube d’appoint pour pallier le bouchage des narines ou des tuyaux nasaux. Étant donné que les mineurs n’avaient pas la possibilité de retirer leurs scaphandres à cent kilomètres de profondeur, les techniciens stegmonites avaient estimé judicieux de placer la commande de l’appareil respiratoire à portée de bouche. Les membres de l’expédition pourraient se délasser, se restaurer et satisfaire leurs besoins dans les trois abris de base étanches et munis de réserves autonomes d’oxygène.

Le cerveau de Rohel, suroxygéné, flotta d’abord dans une douce euphorie. Il dut en appeler à toute sa volonté pour reprendre le contrôle de lui-même, pour appréhender la réalité de ce voyage dans les tréfonds de Tarphagène. Il prit conscience que la comtesse Lolzinn risquait de s’asphyxier ou de se fracturer le crâne si elle ne reprenait pas rapidement connaissance. D’un geste résolu, il pressa le cran de sécurité de la boucle de son harnais. Les sangles se rétractèrent dans leurs gaines comme des langues de batraciens. Une secousse du transmine l’envoya immédiatement percuter les genoux d’Omjé Yumbalé qui le foudroya du regard. Il voulut se raccrocher aux pieds de la banquette mais une embardée le projeta contre la cloison. Il roula sur le plancher et ses bouteilles d’oxygène percutèrent la cloison métallique dans un bruit mat. Il eut besoin d’une bonne dizaine de secondes pour reprendre à la fois ses esprits et son équilibre. Par chance, le transmine redressa sa trajectoire, ralentit et s’engagea dans une large galerie horizontale qui desservait une succession de mines.

Il se releva et, surmontant la douleur vive qui lui irradiait le genou gauche, tenta de s’approcher de Damyane Lolzinn. Son lourd scaphandre l’entravait dans ses mouvements. Il n’avait aucun moyen d’essuyer les gouttes de sueur qui lui dégoulinaient dans les yeux et rendaient sa visibilité quasi nulle. Le fourreau de Lucifal, glissé sous son aisselle, lui irritait les côtes, l’os de la hanche, le haut de la cuisse. Sa chute avait provoqué des ondes de souffrance qui s’épanouissaient comme des fleurs vénéneuses.

Parvenu devant Damyane, il s’agrippa d’une main à la latte supérieure de la banquette et se pencha sur elle. Il avait beau s’accrocher de toutes ses forces, il n’avait aucune sensation dans les doigts, il devait lutter contre l’impression déstabilisante de perdre le contact au moindre cahot du wagon. De sa main libre, il empoigna le haut du scaphandre de la comtesse, lui releva la tête et la secoua sans ménagement sous le feu des regards convergents des frères Luan, de Japh F-Dorem et d’Omjé Yumbalé. Elle ne donna aucun signe de vie dans un premier temps. Il vit que des taches pourpres maculaient le verre de son hublot. Les heurts répétés lui avaient probablement ouvert le front ou l’arcade sourcilière. Il fut tenté un moment de dégrafer la fermeture étanche qui longeait tout le flanc gauche de son scaphandre pour y glisser un bras et lui gifler les joues, puis il renonça, estimant qu’ils étaient arrivés cinquante ou soixante kilomètres sous la surface, une profondeur où la température avoisinait les deux cents degrés.

À l’extrémité de la galerie, le transmine bascula de nouveau dans un puits vertical et reprit sa course folle. Mais Le Vioter eut le réflexe de déplacer son barycentre et d’appliquer les techniques de gravité mobile apprises de Phao Tan-Tré, son instructeur d’Antiter, un homme qui avait une telle connaissance de la répartition des masses qu’il pouvait traverser un fleuve en effleurant à peine la surface de l’eau. Tout en se maintenant à la latte supérieure du dossier, Rohel transféra tout le poids de son corps sur sa jambe arrière et parvint à compenser à la fois l’inclinaison du plancher et la vitesse de la motrice. En revanche, la tête de Damyane Lolzinn, qui paraissait tout à coup peser plusieurs tonnes, lui échappa des mains. Il ne commit pas l’erreur de la rattraper au vol, un geste brutal qui aurait de nouveau rompu son aplomb et l’aurait entraîné dans une culbute mortelle. Il baissa lentement le bras, agrippa le matériau souple du scaphandre et corrigea son inclinaison pour combiner sa propre masse à la masse inerte de la jeune femme. Puis, sans à-coups, il lui redressa le torse et la maintint plaquée contre le dossier de la banquette.

Les appliques et les lampes du plafond s’éteignirent soudain, comme soufflées par une puissante rafale. Pendant une fraction de seconde, la sensation de vitesse se trouva multipliée par deux ou trois, et Le Vioter, désorienté par la perte de ses repères visuels et l’amplification du grondement de la motrice, faillit lâcher prise. Il dut modifier ses points d’appui pour recouvrer son équilibre. Des gerbes d’étincelles déchirèrent les ténèbres et jetèrent des éclats rageurs à l’intérieur du compartiment.

La main de la comtesse agrippa l’avant-bras de Rohel. Aux lueurs fugaces des parcelles incandescentes, il vit qu’elle avait repris connaissance et, à son tour, mordu dans l’embout buccal de son masque respiratoire. Le blanc de ses yeux apparaissait de nouveau entre les taches de sang qui souillaient son hublot. Il n’avait plus maintenant qu’à attendre le prochain ralentissement du transmine pour reprendre sa place et boucler son harnais de sécurité.

Mais les doigts de Damyane Lolzinn restaient crispés autour de son poignet, comme si elle le suppliait de ne pas s’éloigner. Rendue euphorique sans doute par le brusque apport d’oxygène, elle ne se rendait pas compte qu’elle le mettait en danger, que la vitesse du transmine transformerait la moindre perte d’équilibre en une dégringolade mortelle. Ils demeurèrent un long moment rivés l’un à l’autre, elle s’accrochant à lui comme à une bouée de sauvetage, lui s’appliquant à corriger les perpétuelles variations de son barycentre. Les vibrations du plancher le déportaient sans cesse sur sa droite, l’obligeaient à ramener ses jambes dans la direction opposée. Le hurlement de la motrice se répercutait sur les parois et les voûtes resserrées des galeries, ponctué parfois de bruits sourds ou de détonations qui résonnaient avec la force d’une explosion.

Le retour de la lumière coïncida avec une décélération du transmine, qui fila le long d’un quai où étaient entreposés de nombreux chariots débordants de minerai. Le Vioter s’assura une dernière fois que Damyane Lolzinn avait récupéré l’usage de ses facultés mentales puis, d’un mouvement de tête, lui fit signe qu’il retournait s’asseoir à sa place. Elle acquiesça d’un battement de paupières. Il crut deviner, aux ridules qui lui plissaient les tempes, qu’elle lui adressait un sourire.

 

La deuxième partie de la descente s’effectua plus rapidement que les cinquante premiers kilomètres. Les exploitations étaient moins nombreuses dans les couches géologiques profondes de Stegmon et le transmine ne ralentissait pratiquement plus, enfilant les galeries déclives et les puits verticaux à une vitesse dont Le Vioter estimait les pointes à plus de cent cinquante kilomètres heure. Parfois, les ordinateurs de bord déclenchaient le processus de freinage d’urgence lorsque le poids de ces masses en mouvement menaçait de les rendre incontrôlables. De terribles secousses agitaient alors le train tout entier et des grincements aigus, insupportables, supplantaient le grondement des moteurs.

La comtesse avait recouvré toute sa lucidité. Les convulsions du transmine la brimbalaient dans tous les sens mais elle ne restait plus inerte comme une marionnette aux ressorts brisés, elle se redressait, s’arrimait à ses sangles, se tenait droite sur la banquette, se préparait à traverser la prochaine zone de turbulences. L’éclat de ses yeux qui transperçait le verre empourpré de son hublot trahissait toujours de l’appréhension mais également de la colère, signe que le feu de la vie la consumait à nouveau.

Les extrémités des tubes irritaient les narines de Rohel, peu familiarisé encore à la gêne causée par le contact de ces éléments rigides avec les parois innervées, sensibles, de ses fosses nasales. Il avait recraché l’embout buccal car il lui arrivait de le mordre involontairement, déclenchant ainsi la fermeture de l’alimentation d’oxygène. Il se souvenait qu’Omjé Yumbalé lui avait recommandé de ne placer l’embout entre les dents qu’en cas de nécessité. Elle avait affirmé que des mineurs, absorbés par leur tâche, ne s’étaient pas rendu compte qu’ils avaient coupé la circulation d’air de leur masque respiratoire et que, progressivement asphyxiés, ils étaient tombés comme des masses sur leur extratrieuse. Elle avait précisé, avec une pointe de cruauté dans la voix, qu’ils avaient été déchiquetés par le vilebrequin de leur instrument.

L’impassibilité de la Nigarounienne dénotait une grande habitude des plongées dans les entrailles de Stegmon. Elle ne cherchait pas à lutter contre les cahots du transmine, elle les accompagnait avec une souplesse qui lui permettait d’amortir les chocs. Sans le savoir, elle appliquait ce vieux principe de Phao Tan-Tré qui affirmait que « les herbes flexibles résistent mieux que les arbres rigides aux grands souffles des tempêtes ». De temps à autre, elle levait des yeux étonnés sur Le Vioter. Sa perplexité avait probablement été accentuée par son intervention auprès de la comtesse. Les gestes de solidarité n’étaient guère coutumiers entre les mineurs et l’eussent-ils été que personne, pas même un extratrieur confirmé, ne se serait avisé de se défaire de son harnais de sécurité en pleine descente. La manière dont il était resté debout à cette vitesse et sur ce plancher instable avait visiblement produit une forte impression sur l’esprit d’Omjé.

En revanche, les frères Luan et Japh F-Dorem gardaient une expression impénétrable, neutre. Eux n’éprouvaient que de l’indifférence pour leurs compagnons de fortune et ils auraient laissé mourir Damyane Lolzinn sans le moindre état d’âme. Le Vioter savait maintenant qu’il ne pourrait pas compter sur eux en cas de pépin. C’était une erreur de leur part car, dans ce genre d’expédition, la solidarité augmentait les probabilités de réussite. Ils ne songeaient qu’à sauver leur peau sans se rendre compte que leur survie ne dépendait pas seulement d’eux-mêmes mais de la capacité du groupe à présenter un front uni devant le danger. La perte d’un élément serait d’autant plus dommageable qu’ils n’étaient que six pour extraire deux cents tonnes de gangue, qu’ils avaient davantage de chances d’y parvenir avec un effectif au complet. Ils étaient certes mus par des intérêts différents, la liberté pour les uns, l’argent pour les autres, la promesse d’un transfert pour les derniers, mais ils devaient impérativement taire leurs divergences, former une véritable équipe. Rohel se promit de les réunir et de leur exposer son point de vue lorsqu’ils auraient établi leur camp de base.

Tout à coup la chaleur de Lucifal traversa l’étui de cuir et lui irradia tout le flanc gauche. L’épée de lumière avait-elle détecté la présence d’un soldat des forces noires au sein du groupe ou bien éprouvait-elle le besoin subit de libérer sa puissance comme cela lui arrivait parfois ?

 

Après un long dévers, le transmine freina dans un crissement d’agonie. Il avait amorcé son ralentissement une quinzaine de minutes plus tôt, juste avant de s’engager dans une galerie traversée de lueurs fulgurantes. La lèpre rougeâtre qui rongeait le rail et les étais métalliques, les éboulements de terre qui obstruaient partiellement des ouvertures latérales et les effondrements de la voûte traduisaient l’état de délabrement des mines des grands fonds, abandonnées depuis des siècles.

Les ordinateurs coupèrent le propulseur de la motrice, qui s’immobilisa dans un tremblement sinistre. Le grincement des mâchoires des freins sur le rail s’éteignit peu à peu et un silence mortuaire retomba sur la galerie. C’était d’ailleurs, davantage qu’un simple boyau, une sorte de caverne dont les parois se criblaient d’une trentaine de bouches. De chaque côté du rail s’étendaient des quais d’environ vingt mètres de largeur, jonchés de caisses, de divers ustensiles, d’abris lacérés. La lumière agonisante du compartiment révélait également des scaphandres allongés, recouverts d’une pellicule de poussière grise.

La porte du wagon s’ouvrit dans un chuintement fatigué. Omjé Yumbalé se débarrassa rapidement de ses sangles, se releva, sortit sur le quai et esquissa quelques pas pour se dégourdir les jambes. Après quelques secondes d’hésitation, les frères Luan et Japh F-Dorem l’imitèrent. Le N-Djamien faisait ce qu’il pouvait pour dissimuler le tremblement de ses membres mais il dut prendre appui sur l’arête d’une caisse pour ne pas s’affaisser.

La comtesse repoussa le bras de Rohel et, d’une démarche vacillante, rejoignit les autres sur le quai. La lumière du wagon s’éteignit, l’alternateur n’étant plus alimenté par les turbines de la motrice, mais une lueur diffuse, traversée d’éclairs intenses, empêcha les ténèbres de noyer la grotte.

Un hurlement crucifia tout à coup le silence. Ils se tournèrent à l’unisson vers Omjé Yumbalé qui contemplait un scaphandre abandonné d’un air horrifié. Ils s’en approchèrent et distinguèrent, au travers du hublot fracassé, un visage en état de décomposition avancée. Des milliers de vers blancs s’affairaient à ronger la chair et les yeux du cadavre. Les os des pommettes et les dents apparaissaient sous des lambeaux de peau ajourés. Il s’agissait d’un Stegmonite, comme l’indiquait la forme du scaphandre, presque aussi large que long. Rohel se remémora les paroles de K-L Tazir : « Des milliers de mes complanétaires sont descendus dans la faille mais ne sont jamais remontés… » La vision de ce faciès à demi décomposé balayait les doutes qui l’avaient effleuré lors de ses conversations avec le colonel. Les Stegmonites avaient bel et bien essayé d’extraire l’urbalt radioactif par eux-mêmes mais, bien qu’ils fussent en principe accoutumés aux particularités de leur monde natal, ils avaient échoué et n’avaient pas eu d’autre choix que recruter des hors-monde pour effectuer le travail.

Des rumeurs sourdes retentissaient dans le lointain, comme les roulements d’un improbable orage. Les frères Luan furent les premiers à s’arracher à la contemplation de ce spectacle morbide. Ils se dirigèrent d’un pas résolu vers le deuxième wagon, débloquèrent les manettes de sécurité, firent coulisser la porte et entreprirent de décharger le matériel. Ils ouvrirent des caisses, commencèrent à assembler les différentes pièces d’un abri étanche, une tente de quatre ou cinq places dont la toile était taillée dans le même matériau isotherme que les scaphandres et dont les fermetures à glissière étaient parfaitement étanches. Il ne leur fallut que cinq minutes pour monter l’ensemble, l’arrimer solidement au sol à l’aide de piquets autoperforants et raccorder les détendeurs des bouteilles d’oxygène à l’extrémité du tuyau extérieur. Ensuite ils prirent une caisse de vivres, une autre d’eau, et se faufilèrent dans l’abri où ils purent se débarrasser du haut de leur scaphandre, se désaltérer et se restaurer. Ils agissaient exactement comme s’ils étaient seuls, comme si le reste du groupe ne les concernait pas.

Omjé Yumbalé saisit Japh F-Dorem par le poignet et l’entraîna vers le wagon de matériel. Les tandems n’étaient pas seulement formés pour l’extraction du minerai mais également pour tous les aspects de la vie quotidienne dans les mines. Tant que durait le quart – une période ordinaire de quatre jours –, l’extratrieur et l’assistant étaient condamnés à vivre ensemble, manger ensemble, dormir ensemble. Omjé avait raconté que certains tandems, constitués depuis plus de vingt ans, se comportaient exactement comme les vieux couples, qu’ils se disputaient autant qu’ils s’appréciaient, que, même s’ils se haïssaient, ils ne se décidaient jamais à rompre les liens qui les unissaient. La Nigarounienne ne se réjouissait pas de partager ses nuits avec un équipier comme Japh F-Dorem. Au cours du rapide déjeuner qui avait précédé l’embarquement, elle avait confié à Rohel et à Damyane qu’elle s’était enduite d’une substance de sa composition censée annihiler la libido du N-Djamien.

— La transpiration risque de diminuer les effets de cette substance, avait observé la comtesse.

— J’ai pris la précaution d’en emmener une petite réserve avec moi, avait répondu Omjé. Il est comme ces insectes qui profitent du sommeil des gens pour leur planter leur dard dans la peau.

Le Vioter avait offert d’inverser les tandems mais la comtesse s’était farouchement opposée à cette proposition.

— Damyane a raison, avait approuvé Omjé. Le N-Djamien se montrerait encore plus odieux avec un homme qu’avec une femme. Mais ne vous inquiétez pas à mon sujet : qu’il essaie de me planter son misérable bout de chair dans le ventre et je lui arrache les bourses avec mes ongles !

Le Vioter et Damyane montèrent leur abri près de la paroi de la grotte. La vigueur de la jeune femme, qui ne semblait pas se ressentir de son évanouissement, le surprit : elle transportait des caisses de plus de soixante kilos avec une grande aisance. Ils placèrent les extrémités torsadées des piquets autoperforants dans les œillets renforcés de la toile, branchèrent l’extrémité du tuyau aux détendeurs des bouteilles d’oxygène, se glissèrent à l’intérieur de leur refuge et refermèrent soigneusement les glissières étanches derrière eux. Là, éclairés par une lampe autosuspendue, ils déverrouillèrent les loquets extérieurs de sécurité du scaphandre, insérés dans le plastron au niveau du plexus solaire. Les joints protecteurs des fermetures se décompressèrent automatiquement et ils purent enfin se débarrasser du supérus de leur équipement. Il leur suffit ensuite de débrancher le tube d’alimentation dorsal pour reposer l’ensemble sur le tapis de sol.

Le Vioter se retourna pour glisser Lucifal dans l’inférus de son scaphandre et la maintenir dissimulée contre sa cuisse. C’est avec un immense soulagement qu’il dégagea les tuyaux de ses narines et abaissa tout l’attirail du masque sur sa poitrine. Il eut besoin d’une dizaine de secondes pour s’accoutumer aux voiles éblouissants déposés par l’éclairage violent de la lampe. La chaleur d’étuve l’enveloppa d’un linceul moite. Les vibrations du transmine se prolongeaient dans tout son corps en un fourmillement détestable. L’abri, de forme pyramidale, n’était pas très haut – entre un mètre vingt et un mètre trente – mais il était suffisamment large pour accueillir quatre ou cinq personnes, leur matériel de survie, les réserves de vivres et un sanipulvérisateur, sorte de cuvette montée sur un socle, prévue pour recueillir les déjections.

La comtesse Lolzinn s’affaira d’abord à nettoyer son hublot à l’aide d’un morceau de gaze récupéré dans la boîte à pharmacie. Le sang s’était coagulé le long de sa tempe et sur les mèches de sa chevelure. Son arcade s’était ouverte sur trois centimètres et un cerne noirâtre soulignait son œil. Comme tous les membres de l’expédition, elle ne portait rien sous son scaphandre – ils n’avaient pas eu le choix, les Stegmonites les avaient contraints à se dévêtir entièrement avant d’enfiler leur équipement – et ses seins tressautaient à chacun de ses mouvements.

— Vous devriez d’abord désinfecter votre blessure dit Rohel en désignant son arcade sourcilière tuméfiée d’un geste de la main.

— Plus tard, répondit-elle sans interrompre son nettoyage. Je ne pourrai plus enlever ces taches de sang si je les laisse sécher.

Elle transpirait autant que lui et leurs odeurs se mêlaient aux âpres relents qui s’exhalaient des caisses et des matériaux de la tente. Cette dernière n’offrait pas la même qualité isothermique que les scaphandres, et Rohel en comprit les raisons lorsque, se tournant vers une caisse d’eau, il distingua de minuscules trous d’aération en haut d’une cloison. Il tendit le bras, passa la main devant cette double rangée d’orifices, sentit une langue intense de chaleur lui lécher la paume et la pulpe des doigts. Il s’aperçut que cette sorte de grille était recouverte d’un voile translucide et poreux qui constituait un filtre antithermique et empêchait l’intérieur de l’abri de se transformer en four à déchets. À cette profondeur, très proche de l’asthénosphère, la température approchait sans doute les sept cents degrés.

— Je suppose que je dois vous remercier, ajouta Damyane Lolzinn.

— Rien ne vous y oblige.

Il débloqua les loquets de la caisse, souleva le couvercle et sortit une gourde d’eau dont il dévissa le bouchon.

— Sans votre intervention, je n’aurais peut-être pas passé le cap des cinquante premiers kilomètres, reprit la comtesse.

— Pas « peut-être », comtesse, sûrement ! fit la voix d’Omjé Yumbalé.

Les abris n’offraient pas non plus la même isolation phonique que les scaphandres.

— Si vous ne m’aviez pas secouée comme un vulgaire prunier d’Helban, je crois bien que j’aurais glissé dans la mort sans même m’en rendre compte.

Elle suspendit ses gestes pour réprimer un frisson.

— Vous devriez le remercier comme il le mérite, comtesse ! ricana Japh F-Dorem. En lui donnant vos fruits à croquer !

Le N-Djamien ponctua ses paroles d’un rire gras. Les yeux chargés de fureur, Damyane releva la tête et esquissa une grimace qui la rendit presque laide.

— Parlez moins fort si vous voulez éviter de vous attirer ce genre de réflexion, murmura Le Vioter.

— Je vous ai offert mes fruits la nuit dernière, mais vous les avez refusés, chuchota-t-elle en se penchant vers lui. Je n’ai pas d’autre moyen de vous manifester ma reconnaissance.

— Je me méfie des fruits empoisonnés…

D’un mouvement de menton, elle désigna le bas du scaphandre de Rohel.

— C’est sans doute la raison pour laquelle vous dissimulez votre ridicule épée là-dedans, lança-t-elle à voix basse. Vous n’êtes pas d’un naturel très communicatif, sieur Ab-Phar ou qui que vous soyez. Avez-vous enduit votre corps d’une substance repoussante comme cette chère Omjé ?

Il but une longue rasade d’eau fraîche. Elle avait un goût prononcé de métal et de chlore. Se contorsionnant dans tous les sens, la comtesse réussit à se défaire de l’inférus de son scaphandre et, entièrement nue, alla s’asseoir sur la sanipulvérisateur.

— Nous en sommes réduits à satisfaire nos besoins intimes l’un devant l’autre, poursuivit-elle. Une situation très humiliante pour une aristocrate d’Helban. Nous sommes réunis pour le meilleur et pour le pire. C’est ensemble que nous traverserons cette passe difficile. Je n’aurai pas l’outrecuidance de vous contraindre à m’aimer mais je souhaiterais que nous établissions entre nous une véritable relation de confiance…

Un hurlement déchirant, terrifiant, interrompit à la fois son discours et sa miction.

Cycle de Saphyr
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